Avec plus de 240 genres et 550 espèces nouvellement décrits, Jean-Baptiste-Christophe Fusée-Aublet (1723-1778) est encore aujourd’hui considéré comme un auteur de référence dans le domaine de la botanique tropicale. Envoyé en Île de France afin d’y établir une pharmacie en qualité de « Botaniste & premier Apothicaire-compositeur de la Compagnie des Indes » (1753-1761) (Fusée-Aublet, 1775, t. 1, p. 5), Aublet sera ensuite nommé botaniste du Roi et séjournera en Guyane française (1762-1764) dans le cadre des préparatifs de l’expédition de Kourou (1763). Contrairement à son prédécesseur Pierre Barrère, il réussira à assembler et à identifier une collection importante de plantes. A son retour à Paris en 1765, il sera à même de publier, avec l’aide de Bernard de Jussieu, la volumineuse Histoire des plantes de la Guiane françoise en quatre volumes (1775). À sa mort, en 1778, une grande partie de son herbier se retrouve dans les mains de Joseph Banks (1743-1820) ; une autre atterrit un peu mystérieusement dans la collection de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) (Lanjouw, Uittien, 1940 ; Lourteig, Joyet, 1997). L’infime part restante est redistribuée dans quelques institutions européennes. L’herbier de Jean-Jacques Rousseau déposé à la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel contient quelques échantillons d’Aublet sous forme de cahiers.
Afin de mieux cerner l’importance des herbiers d’Aublet d’un point de vue quantitatif et qualitatif, nous avons réalisé une prospection des différentes collections numérisées et disponibles, soit sur le site de l’institution concernée, soit sur des bases de données générales (par exemple JSTOR Global Plants, eReColtNat).
Le Muséum national d’histoire naturelle de Paris détient de nombreux manuscrits de Jean-Baptiste Fusée-Aublet relatifs à son voyage en Guyane. L’étude systématique de ces documents doit nous permettre de mettre en évidence la manière dont Fusée-Aublet travaillait sur le terrain : où a-t-il herborisé en Guyane ? Quels réseaux locaux, français mais également indigènes, a-t-il mobilisés ? Quelles méthodes a-t-il appliquées afin d’identifier les plantes qu’il récoltait ? Comment s’est déroulée la rédaction de la Flore de Guiane, et quelle fut notamment la part de Bernard de Jussieu dans ce travail ?
Ces questions sont traitées par deux chercheurs post-doctoraux, Thibaud Martinetti (littérature) et Guilhem Mansion (botanique), ainsi que par une doctorante (Perrine Bächli). La collaboration interdisciplinaire est ici indispensable, puisque reconstituer, dans la logique d’une histoire sociale des sciences, les méthodes de travail de Fusée-Aublet ne peut se faire qu’en confrontant les écrits qu’il a laissés à ses herbiers. En dressant un inventaire précis des herbiers, en analysant leur contenu, les spécimens types, mais également en examinant de près les inscriptions et les métadonnées de ce matériau, Guilhem Mansion nous fournit de précieuses informations sur les spécificités du travail botanique de Fusée-Aublet. Thibaud Martinetti explore pour sa part de manière aussi précise que possible le déroulement du travail du naturaliste sur le terrain. Dans cette perspective, il développe notamment un projet de cartographie numérique basée sur l’encodage des manuscrits viatiques relatant les expéditions d’Aublet à l’intérieur des terres de la Guyane, ainsi qu’aux descriptions des lieux de récolte mentionnés dans l’Histoire des plantes de la Guyane françoise. L’idée est de marquer les noms des plantes, des localités et des indications chronologiques fournis par l’auteur afin de générer une carte interactive de ses pérégrinations. La cartographie numérique permettra de retracer les différentes étapes de ses récoltes botaniques, mais aussi de visualiser la topographie de ses voyages et de restituer leur temporalité. Elle devrait ainsi constituer un outil précieux de représentation et de compréhension du voyage botanique dans les colonies au XVIIIe siècle.
Perrine Bächli se penchera quant à elle sur Fusée-Aublet dans le cadre d’une thèse de doctorat consacrée aux savoirs indigènes et leurs mises en textes dans les récits de voyage et les ouvrages géographiques du XVIIIe siècle. L’Histoire des plantes de Fusée-Aublet contient en effet, outre un ample catalogue de plantes locales richement illustré, plusieurs mémoires et observations dont une part est consacrée aux usages thérapeutiques locaux des plantes étudiées. L’étude de ces pratiques indigènes par les Européens connaît actuellement un regain d’intérêt de la part des chercheurs. Perrine Bächli a pour objectif de les étudier en comparant les textes de différents naturalistes, voyageurs et philosophes, pour cerner notamment comment les sources du savoir sont mises en évidence ou, au contraire, cachées, quel type de dialogue s’instaure entre les visions européennes et indigènes, comment se met en place une rhétorique du secret dans ces textes, et enfin quelle vision de l’indigène est produite par le biais du savoir véhiculé. Certaines figures, en particulier, méritent notre attention : du simple guide au chef de village ou au sorcier, les interlocuteurs du voyageur sont nombreux, devenant parfois des lieux communs attendus du récit. Dès lors, quelle est leur fonction précise, à la fois sur le plan documentaire et dans l’économie narrative ? L’étude ne se limitera pas aux seules listes de « recettes » ou aux remarques sur les usages médicinaux des plantes. Elle vise à une approche plus globale du territoire exotique et des traces du savoir indigène qu’il relaie, notamment par un questionnement autour des stratégies de lecture puis de mise en textes du paysage ; a priori indéchiffrable, celui-ci entrave littéralement le regard des voyageurs à leur arrivée. Il s’agira de comprendre les conséquences de cette difficulté à saisir cette réalité nouvelle, sur la construction en Europe d’un imaginaire de ces territoires exotiques.
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